13 avril 2011

Les Loups et les Agneaux, contrefable

Au moment où j’écris ces mots, une fois de plus, l’article du jour sur Bertrand Cantat est le plus commenté sur le site du Monde. Cette fois-ci, c’est une plaidoirie parue à la rubrique Idées sous la signature de Marie Dosé, avocat à la Cour.

Une fois de plus les commentaires sont enflammés, et la passion ne s’éteint pas. L’affaire Cantat va-t-elle devenir l’affaire Dreyfus de ce début de siècle ? Pas plus de quelques jours si on prend la peine de remettre le bon vocabulaire sur ce qui s’est passé.

Du côté des anti-Cantat, on exagère très fort. Passons vite sur le degré zéro de l’ignominie, atteint par l’indélicat personnage qui proclame « Cantat pue », et concentrons-nous un moment sur le terme « assassin » employé quant à lui dans d'assez nombreux commentaires d’apparence plus digne. Il faut arrêter avec le terme d’assassin. Combien de fois faudra-t-il l’expliquer ? Bertrand Cantat n’est pas et n’a jamais été un assassin. On ne peut même pas le désigner comme meurtrier, car la volonté de tuer n’a pas été retenue contre lui. Il a été condamné pour coups et blessures ayant entraîné la mort. C’est tout. C’est déjà beaucoup, c'est déjà trop, mais c’est tout, et cela ne justifie en rien le déchaînement de haine de certains qui vont jusqu’à remettre en cause la chose jugée, estimant qu’ils ont bien le droit de hurler avec les loups devant leur écran.

Du côté des pro-Cantat, on exagère bien aussi. L’affaire a été jugée, la peine a été purgée, on estime donc que tout doit se passer comme si rien ne s’était passé. Et là aussi le vocabulaire est excessif : il y a un tel déchaînement de gentilesse et de pardon en faveur de Cantat que même quand on ne supporte pas les hurlements des loups on ne peut pas non plus vous laisser bêler sans rien dire, mes agneaux. « Je suis personnellement convaincue que toute personne condamnée qui a purgé sa peine a droit à la réhabilitation au sein de la société et non pas à la répression éternelle », dit par exemple une certaine Ghislaine C. Bon. Oublions l’utilisation emphatique des mots « répression » et « éternelle » pour nous concentrer sur « réhabilitation ». Dictionnaire, définition du verbe « réhabiliter ». On va prendre un dictionnaire en ligne, ce sera plus simple.


Sens 1 : rétablir quelqu’un dans ces droits. Vous avez bon, Ghislaine C. Une fois que quelqu’un a purgé sa peine, il doit être rétabli dans ses droits. Si on refuse cela, on remet en cause l’État de droit.

Sens 2 : rénover un bâtiment ou un quartier. On va dire que cette définition est hors sujet. Elle le serait même si Bertrand Cantat était un monument de la chanson française.

Sens 3 : réinsérer, réintégrer dans la société. Là aussi vous avez bon, Ghislaine C. Quand quelqu’un a purgé sa peine, la société a obligation absolue de réinsérer, réintégrer cette personne.

Sens 4 : faire retrouver l’estime, innocenter. Ah oui, quand même ! Bon eh bien là, non, Ghislaine C., vous avez tout faux. Vous, et l'ensemble des commentateurs / professeurs de morale pro-Cantat qui veulent convaincre la France entière à l'exception de la famille Trintignant qu’il faut pardonner, estimer de nouveau, refaire de la brebis égarée un agneau innocent comme au premier jour. Vous n’y arriverez jamais, Ghislaine C., même pas en rêve.

On ne peut pas vous laisser plaider cela sans réagir, Maître Dosé. Applaudir quelqu’un sur scène, c’est le réhabiliter au sens 4. Or il est normal, il est sain, il est juste et bon de refuser cette réhabilitation-là, de refuser d’applaudir et de refuser très fort, à haute voix, autant le déchaînement de haine que le déchaînement de christianisme incontrôlé qui, au-delà de la justice, veut rendre le pardon obligatoire.

8 avril 2011

Bug Brother

Sur l'actif et excellent blog pro du journaliste Jean-Marc Manach, on peut lire depuis cet après-midi mon dernier article. Mes petits mots ciselés et rageurs vont bénéficier d'une large audience ce week-end. Merci Jean-Marc de me prêter ainsi votre public. Je me sens aussi fière que si j'étais musicienne et invitée par Michel Portal à faire sa première partie.

À l'attention de ceux qui n'en viennent pas, voici le lien : l'article se trouve ici. Les premiers commentaires me plaisent bien : de la polémique vigoureuse, pas d'insulte, pas de hors sujet. J'en laisse arriver d'autres, avant de faire une synthèse et de répondre en bloc.


Sinon, après une longue période de petits commentaires à bas bruit dans la presse, j'ai beaucoup écrit cette semaine, me laissant embarquer dans une très longue polémique sur le service civique obligatoire avec un jeune homme qui a de la suite dans les idées, à défaut de savoir répondre à tous les arguments qu'on lui oppose. C'est là.

Ça aussi, ça devrait bientôt faire l'objet d'une note ici-même : il serait dommage de laisser cette quantité de texte à la seule disposition des petits créatures à poils, museau et moustache qui hantent les sous-sols des commentaires de Libé.

7 janvier 2011

Secret d'État ?

Dans un commentaire rédigé récemment au sujet de ma biographie, un lecteur anonyme me demande par quel moyen précis mon père, Philippe-André Maginot, a pu empêcher le nuage radio-actif dégagé par la centrale de Tchernobyl de pénétrer en France en avril 1986.

On comprendra aisément qu'encore aujourd'hui je sois tenue au secret sur cette prouesse du service d'action météorologique de l'Armée de Terre. Le secret-défense m'interdit, comme à d'autres, de donner des détails précis.

En revanche, la loi n'interdit pas les allusions, et je peux satisfaire la curiosité de mon lecteur anonyme en écrivant la chose suivante :

Nino Ferrer, chanteur génial dont le suicide m'a fait pleurer à chaudes larmes et à de nombreuses reprises, a précisément fait allusion au procédé inventé par mon père dans sa chanson "La Danse de la pluie", parue sur son dernier album, "La Désabusion", en 1993. Je cite :

"Chez nous la méthode est un peu diverse,
À base de technique maladroite et perverse,
Comme disait le baron Zeppelin au général Maginot
À la bataille de Waterloo.
Un peu de neutron, de goudron, de béton,
Bien remuer le tout dans un vaste chaudron,
Comme disait Duschnock au pauvre plouc qui avait fait le Titanic
À la bataille de Krevsalmeck."


On peut écouter la chanson complète, chantée par Nino Ferrer en personne, ici :


http://video.mytaratata.com/video/iLyROoaftPIm.html

17 janvier 2010

Le fascisme n'est pas passé en 2002

Dans un commentaire sur la note précédente, Anne Onyme, de son vrai nom Anne Machérane, me demande la chose suivante :

« Que pensez-vous, Aline des propos de Lionel Jospin : "Le FN n'est pas un parti fasciste" etc., auxquels tous les invités du plateau de Laurent Ruquier ont acquiescé ? »

Anne Machérane, je vous vois venir. Vous voulez me faire franchir les bornes des limites, me faire écrire que Papy Jospin souffre de sénilité Alzheimerienne. Je n'en ferai rien, et si j'avais été présente sur le plateau j'aurais acquiescé moi aussi.

En effet, en français contemporain, ainsi que le savent bien les grands professeurs de linguistique, « fasciste » n'est plus un mot, c'est un signal. C'est un chiffon rouge qu'on agite. Autrement dit : c'est une muleta. Ainsi donc, vous avez posé votre question à la bonne personne, Anne Machérane, en l'adressant à la spécialiste mondiale des limites à ne pas franchir. Et l'experte que je suis vous le dit avec beaucoup de force : il ne faut jamais, sauf à risquer les pires ennuis, tenter de franchir la limite mouvante tracée dans l'espace par une muleta. Il faut apprendre à la contourner si on veut se battre, ou alors il faut l'ignorer, afin de pouvoir investir son imagination et son énergie dans la recherche la porte de sortie de l'arène.

Lionel Jospin, dans l'extrait qui nous intéresse, contourne la muleta avec un talent qui force l'admiration : il définit le Front National avec les mots qui conviennent au lieu de le signaler à la vindicte populaire au nom des valeurs morales supérieures que sont la tolérance, l'ouverture et l'amour du prochain. Cela lui permet d'évacuer le fantasme et d'évaluer la menace que représente le FN, et qui est au fond faible, voire très faible.

Si vous étiez taureau dans une arène, Anne Machérane, vous devriez craindre les chevaux, les picadors, et plus que tout le matador qui sait si bien agiter son morceau de tissu, mais pas le chiffon lui-même, même si celui-ci est tâché de sang et s'orne en haut à gauche d'un œil de verre du plus mauvais effet. De même, en politique française, je vous invite à craindre ceux qui agitent le chiffon, ceux qui font profession d'anti-fascisme, ceux-là même qui ont snobé Jospin lors de la campagne de 2002 — et qui ont ainsi par contre-coup poussé Éric Besson quelques années plus tard à passer de Charybde en Scylla, à fuir la fraternitude pour tomber dans les bras de la paranoïa.

14 décembre 2009

1 décembre 2009

Être et ne pas être français, en beaucoup de phrases (3)

3. Fuir, s'insoumettre, et passer à autre chose.

Ceci étant compris, que faire ? Quelle stratégie adopter face à cette remise au pas qui, même si elle n'est pas remise au pas de l'oie, peut quand même répondre aux doux noms d'« évangélisation national-Sarkozyste » et de « catéchèse social-démocrate » ? Faut-il choisir - ou seulement faire semblant de choisir - la soumission, la conversion à l'amour dans la vérité, un petit détour par la route de Damas ? Même pas en rêve. Faut-il appeler les citoyens aux armes, faut-il marcher, marcher, bloquer les universités, déclencher une grève générale, faire couler le sang impur dans les sillons, déclencher une révolution, pendre les ministres et leur petit chef à des crocs de boucher ? Laissons cela aux naïfs qui n'ont rien compris à l'histoire du 20e siècle. (Je crois avoir entendu dire qu'Alain Badiou bouge encore et qu'il reste des places dans les séminaires de Daniel Bensaïd à Paris VIII. Allez rêver avec eux de la pertinence de l'hypothèse communiste, camarades nouveaux révolutionnaires. Au moins, pendant ce temps-là, vous ne ferez pas de bêtises : l'enseignement universitaire sera assuré et les trains continueront à rouler.) Non, la meilleure stratégie face à l'oppression politique a toujours été, et reste encore, la fuite. La fuite totale ou la fuite partielle, la fuite discrète ou la fuite provocatrice, la fuite réelle ou la fuite feinte, la fuite seule ou la fuite combinée à une forme de guérilla amusante, mais de toutes façons la fuite, l'insoumission, la démotivation, la démobilisation, la désaffiliation, le désengagement, la désertion des lieux de culte, la démission du club de supporters, l'absence aux réunions parce qu'on a piscine... Je renvoie les lecteurs étonnés par cette valorisation stratégique de la fuite, qu'on peut trouver péremptoire, à ce qu'en dit le biologiste Henri Laborit dans son meilleur livre, intitulé précisément Éloge de la fuite, au chapitre 2. Il parle dans ce chapitre de fuite dans la navigation en solitaire, dans les drogues enthéogènes, dans le suicide, dans l'imaginaire de la fiction littéraire et cinématographique... Je vais aborder pour ma part d'autres lignes de fuite plus en accord avec mon propos sur l'identité nationale. (Eh oui, les lignes Maginot de la petite Aline ne sont pas des murs de béton et de canons mais bien des lignes de fuite !)

Pour subvertir l'éloge de cette identité que font nos prêtres républicains encore tout surpris d'être sortis de leurs placards, il est avant tout très efficace de fuir dans les fictions et dans les langues étrangères. On les néglige, ces langues, on les refuse, alors qu'elles sont pourtant enseignées gratuitement à l'école de la République et qu'elles donnent accès à des séjours dans des territoires exotiques, à des mariages mixtes et à des identités multiples. Quand on est Français à l'étranger, on n'est déjà plus Français formaté par sa famille et par l'État, on se déconditionne très vite. Quand on lit une pièce de Shakespeare en anglais on n'est plus sur un territoire mental français : on envoie balader avec jubilation la règle des trois unités, les alexandrins avec césure à l'hémistiche, et tout le reste de l'ordre classique qui règne en maître à la Comédie Française et dans les jardins versaillais. Quand on accède par l'internet à des contenus en VO non sous-titrés en français, en infraction aux lois sur l'audiovisuel qui imposent encore ce sous-titrage dans les salles de cinéma et sur les chaînes de télévision, quand on regarde par exemple le dernier épisode de House MD en version originale non parasitée par la langue française, on n'est pas sur le même territoire que les téléspectateurs dociles qui croient regarder la même chose sur TF1. Eux n'ont accès qu'à un spectacle pour Français de France : des épisodes doublés, diffusés avec des mois de retard et souvent caviardés pour de raisons de protection de la sensibilité des mineurs. Nous, non : nous sommes un peu dans la situation des résistants qui écoutaient la radio de Londres en 1942 et n'étaient pas sur le même territoire mental, n'avaient pas la même identité nationale, que les collabos qui écoutaient Radio Paris (exemple donné par Paul Virilio dans la Vitesse de libération). Et puis, last but not least, quand on parle une ou plusieurs langues étrangères on peut suivre au moins un des conseils que donne Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra : aimer son lointain.

Ceci étant dit, il y a mieux encore, car les images de ce début de siècle ne sont pas que celles de la télévision : notre époque est aussi celle de la fuite dans les nouveaux espaces électroniques déterritorialisés qui se déploient de l'autre côté de nos écrans d'ordinateurs. Quand on est chez soi et sur Azeroth, le monde de World of Warcraft, on est et on n'est pas en France, on est et on n'est pas citoyen de son pays d'origine. Sait-on bien, malgré le coup de bluff Hadopi, qu'un État ne peut imposer qu'un ordre bien limité sur le cyberespace ? Tellement limité que c'en est risible. En 1996, un des bons connaisseurs du réseau à l'époque, John Perry Barlow, scandalisé par l'adoption d'une loi visant à imposer sur l'internet américain une censure sévère, a écrit une Déclaration d'Indépendance du Cyberespace, texte de haute tenue, à portée constitutionnelle, modelé sur la Déclaration d'Indépendance des États-Unis, rédigée elle par Thomas Jefferson en 1776. Puis beaucoup d'eau est passée sous les ponts, la loi sur la décence des communications (Communication Decency Act) a été déclarée anti-constitutionnelle par la Cour Suprême des États-Unis, et en pratique seules quelques dictatures amies de la France (Chine, Tunisie, Égypte, Arabie Saoudite...) ont tenté, avec un succès mitigé, de mettre vraiment de l'ordre dans l'internet auquel accèdent leurs citoyens assujettis.

On pourrait croire qu'un texte de 1996 au sujet de l'internet n'a pas plus guère de pertinence maintenant, et pourtant, face à un État français qui montre ses muscles, les mots de Barlow sonnent juste : « Vous n'avez aucune souveraineté sur le territoire où nous nous assemblons. [...] Les concepts de votre droit en matière de propriété, d'expression, d'identité, de mouvement et de contexte ne s'appliquent pas à nous. Ils ont leur fondement dans la matière, et il n'y a pas de matière ici. [...] Il nous faut déclarer que nos identités virtuelles ne sont pas soumises à votre souveraineté, alors même que nous continuons à consentir à ce que vous gouverniez nos corps. » Toute la beauté et la pertinence de ce texte tiennent dans cette dernière phrase, qui est la phrase clé de la Déclaration d'Indépendance du Cyberespace, et qui exprime dans toute sa simplicité et toute son évidence quelles doivent être les limites du pouvoir du gouvernement, du parlement et des juges dans un pays civilisé : ils ont autorité sur les corps, pas sur les esprits. Les nekulturnys qui nous gouvernent et qui nous représentent peuvent lever des impôts pour construire des routes et des écoles, ils peuvent réguler l'état civil, le droit du mariage et de l'adoption, ils peuvent envoyer des troupes à l'étranger, mais ils n'ont pas compétence pour dire aux chercheurs comment ceux-ci doivent travailler pour être rentables, ils ne peuvent pas signifier aux lauréats du prix Goncourt que ceux-ci ont un devoir de réserve, ils ne peuvent pas conseiller à leurs concitoyens des ouvrages de Madame de Lafayette à ne pas lire ou de la musique à ne pas échanger avec des inconnus, ils ne peuvent pas non plus leur dire comment occuper leur temps libre les jours fériés ou quelle équipe encourager à Saint-Denis.

Cela devrait aller de soi, et pourtant, ne nous y trompons pas, aucun pouvoir national n'acceptera jamais de voir sa souveraineté limitée au gouvernement du monde de la matière, à la levée de l'impôt, à l'établissement de budgets, à la construction d'infrastructures... autrement dit à la gestion courante. Les dirigeants nationaux estimeront toujours que leurs compétences sont d'un autre ordre que celles des collectivités locales et qu'ils ont vocation aussi à exercer une autorité, plus ou moins despotique selon les lieux et les époques, sur les esprits de leurs citoyens. Encore plus peut-être dans des pays de vieille culture chrétienne comme le nôtre, ou comme le très social-démocrate Royaume-Uni, où il ne faut pas creuser beaucoup pour s'apercevoir que l'aiguille du baromètre des libertés se dirige inexorablement vers la case « société de contrôle » et que le péché par la pensée inquiète infiniment plus que le crime. (On a pu constater de ce côté-ci de la Manche que dans un certain nombre d'affaires sensibles, la police républicaine ne répugne pas à se faire police de la pensée et à s'en prendre à des personnes uniquement parce qu'elles transportent dans leur voiture des livres déconseillés.) La phrase clé de la Déclaration d'Indépendance du Cyberespace n'est donc pas qu'une jolie formule pour geeks défendant le droit théorique à la fuite dans le cyberespace et destinée à faire gloser les professeurs de droit constitutionnel lors de leurs savants colloques : elle est une légitimation de, et un appel à, l'insoumission effective des internautes. Elle est une véritable déclaration de guerre, et c'est bien une drôle de guerre mondiale d'un nouveau genre qui oppose des pans entiers de l'internet aux Nations autoritaires. Une guerre où la plupart des déserteurs de l'identité nationale que sont les « s'en foutent » ont déjà fermement choisi leur camp. « Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes / Que j'emporte des armes / Et que je sais tirer », écrivait déjà Boris Vian à un Président de la République dans la première version du Déserteur, celle qui n'avait pas encore été contaminée par les camps de scouts.

À propos de camps de scouts, justement, voilà que dans notre beau pays des Droits de l'Homme une insoumission d'un autre type, qu'on aurait pu croire disparue corps et biens en 1996 avec l'ensemble du folklore lié au service militaire, va bientôt refaire son apparition. Car le régime a dans ses cartons un projet de service civique obligatoire ! Ce projet, relativement ancien, et qu'on aurait pu croire électoralement porteur mais mis en sommeil à mi-mandat, ne fait pas la une des journaux mais il n'est pas abandonné. Il pourrait bien, après le Sénat cet automne, être à l'ordre du jour de l'Assemblée Nationale au printemps 2010.

Il faut bien reconnaître que tel qu'il a été présenté par Nicolas Sarkozy lors de sa campagne électorale, le service civique obligatoire apparaît séduisant, et que ses objectifs semblent nobles, presque aussi nobles que peut l'être la défense du pays en temps de guerre. Mais c'est quand on en envisage l'organisation pratique que se révèlent les aspects cauchemardesques d'un tel projet. Car il ne s'agira pas de faire accueillir quelques centaines de jeunes volontaires par quelques organismes publics ou para-publics en charge d'un aspect de l'intérêt général, qui les prendraient pour ainsi dire en stage. Il s'agira de gérer, de déplacer, d'héberger des classes d'âge entières, 600 000 jeunes par an, et pour cela l'État n'aura d'autre choix que de confier l'organisation de ce service à des professionnels motivés, qu'on peut dores et déjà repérer, puisque, réfléchissant à la question, ils publient des ouvrages, participent aux travaux de commissions parlementaires, laissent des traces professionnelles et personnelles sur l'internet...

Qui sont donc ces professionnels ? Presque exclusivement des cathos et des sociologues, le milieu du journal la Vie et celui des sciences de l'éducation dans les IUFM, les enfants toxiques de Pierre Bourdieu et Philippe Meirieu, quelques anciens militaires à la fibre sociale, aussi. Quand on lit ces gens-là, quand on les écoute, on s'aperçoit que leurs objectifs manquent singulièrement de noblesse, et qu'ils ne proposent rien d'autre que de l'embrigadement social-démocrate. Ils réussissent en effet à transformer en objectif avoué du nouveau Service Civique Obligatoire ce qui n'était qu'un effet secondaire, aux vertus douteuses, de l'ancien service militaire : son côté « rite initiatique », dû à la mixité sociale et au plaisir (?) de vivre en troupeau dans des chambrées de jeunes où on apprend à se connaître, on se bourre la gueule et on fait des concours de pets. On peut si on a besoin de s'en convaincre écouter l'un des plus modérés d'entre eux, l'amiral Alain Béreau : « C'est essentiellement un objectif de remettre un peu en avant les devoirs de tout citoyen, de tout jeune : un devoir de cohésion sociale, un devoir de solidarité au sein d'une génération ou entre générations différentes. » Étonnant, non ? On comprend sans peine que là où il y a des droits il faut aussi qu'il y ait des devoirs, mais quelqu'un de sensé aurait pu dire à ce pauvre amiral que le concept de « devoir de cohésion sociale » est au mieux incongru, au pire d'essence totalitaire. On peut aussi lire Max Armanet, ancien journaliste à la Vie, passé à Libération, doté d'un carnet d'adresses impressionnant, mais alors là, autant être prévenu, c'est du lourd, du très très lourd. Je vais donc sauter une ligne pour permettre à mes propres lecteurs d'aller prendre un cachet contre la nausée avant de poursuivre.

Max Armanet, donc, a écrit en 2007 l'ouvrage qui compte sur la question du SCO : le Manifeste pour un Service Civique Obligatoire. Dès sa page de remerciements on sait qu'on va se sentir mal. Je cite quelques noms presque au hasard, de personnes influentes qui si elles se trouvent sur cette page ont donc eu une influence sur l'ouvrage et qui en retour n'auront pas manqué de le lire : l'abbé Pierre, Régis Debray, Jacques Delors, Max Gallo, Jean-Claude Guillebaud, Philippe Meirieu, Valérie Pécresse... Bien entendu, il ne faut tourner que quelques autres pages avant que ne commencent les grosses secousses intestinales.

Page 13 : « La plus sûre façon de tuer le service civique serait de le réserver aux jeunes générations, sur lesquelles pèse déjà le fardeau des dettes [...] C'est au contraire tout un "parcours citoyen", de l'enfance à l'âge mûr, qu'il convient de proposer aux Français. »

Page 17 : « Un service citoyen par lequel chacun d'entre nous, en contrepartie des droits que lui garantit la République, accepte comme l'un de ses devoirs de contribuer au bien commun en donnant de son temps. Il est fondamental de proclamer que l'argent ne peut en aucun cas se substituer à cette contribution constituée par une part de notre vie d'homme, de femme. »

Ainsi donc, soutenu en cela peut-être pas par toutes mais par au moins quelques-unes des personnes de sa page de remerciements, Max Armanet veut instituer pour tous, à tous les âges de la vie, un impôt non monétaire, sous forme de temps et d'engagement consacré à la Nation. C'est lui, plutôt qu'Henri Guaino ou Jean-Marie Le Pen, qui est l'ayatollah de l'identité nationale, le lobbyiste nationaliste social qui est installé durablement dans notre horizon quel que soit le vainqueur en 2012. Celui qui pense qu'être français c'est toujours faire l'effort de le devenir. Celui qui veut que, pour les meilleures des causes, bien entendu - mixité sociale, cohésion nationale, aide aux plus faibles, soutien aux familles en difficulté, et bla, et bla, et bla -, la Nation s'assure du dévouement des esprits et des corps du berceau à la tombe. Je pourrais extraire de ce livre d'autres phrases aussi affolantes, citer un dixième de l'ouvrage, mais enfin, comme le service civique selon Max Armanet n'est pas le sujet principal de ce texte, même s'il en est le sujet le plus troublant, je m'en abstiendrai. Je me contenterai donc de dire que si on veut écraser cette petite bête immonde avant qu'elle ne prenne la taille d'un monstre, il faut arrêter de concentrer ses tirs sur la droite qu'on suppose néo-fasciste, même si cette supposition est parfois correcte. Il ne faut pas se tromper sur la dangerosité des adversaires : il est au fond facile de s'insoumettre maintenant à l'autoritarisme benêt de Nicolas Sarkozy, alors que quand nous aurons François Hollande à l'Élysée et Max Armanet au Ministère des Affaires Sociales et de l'Engagement National, nous regretterons peut-être amèrement le bon temps où Éric Besson était à l'Identité Nationale.

Ceci étant dit, le temps n'est pas encore aux regrets, mais seulement pour l'instant aux perspectives qui font trembler et aux défis primesautiers. On peut encore, dans ce pays presque libre, jouir de ses identités multiples, fuir, s'insoumettre, et passer à autre chose. Ce que je vais faire dans l'instant, car certes c'est bien amusant ce débat sur l'identité nationale, mais ça ne mérite guère plus de quelques heures d'attention. Il ne faut pas trop répondre à la question posée par les initiateurs du débat : « qu'est-ce qu'être français aujourd'hui ? » Aux réponses sérieuses, il faut préférer les jolies formules : « être et ne pas être français est le problème et sa solution », « soyons fier d'être français et s'en foutent », « vivons en France et en individus tranquillement désaffiliés »... Car être français, au fond, c'est bien ne pas devoir faire l'effort de le devenir.

Aline Maginot, Neuilly-sur-Seine, le 17 novembre 2009.

Ce texte, écrit pour sa plus grande part le 11 novembre 2009, est dédié au Soldat Inconnu.

Être et ne pas être français, en beaucoup de phrases (2)

2. Souriez, vous êtes géré.

Il faut être la gauche la plus gauche du monde, en retard de deux guerres, pour affirmer que ce qui se met en place au travers du débat sur l'identité nationale est un mécanisme d'exclusion des noirs et des Arabes destiné à plaire aux électeurs du FN et construit sur le modèle des lois de 1940. (Pour mémoire, ces lois avaient non seulement changé les conditions d'attribution de la nationalité française mais avaient aussi invalidé de très nombreuses naturalisations effectuées précédemment, en particulier celles qui avaient été accordées aux juifs d'Algérie par les décrets Crémieux de 1870.)

Car même s'il faut bien admettre que quelques néo-pétainistes grenouillent inévitablement dans l'administration préfectorale et dans les milieux proches du gouvernement, on ne voit apparaître dans les propositions soumises au débat aucune allusion à un changement radical, comme en 40, du droit régissant les conditions d'attribution de la nationalité française. Et donc, dans le contexte de ce débat-ci, il est drôle, mais aussi un peu désespérant, de constater que pour débattre ou pour refuser de débattre de l'identité nationale la gauche qui donne de la voix énonce ses clichés habituels sur un air qui lasse, à force de l'entendre : « Entendez-vous, dans nos banlieu-es, mugir ce féroce Besson ? Ils vient jusque dans nos maisons, expulser nos fils et nos compagnes. Aux armes, camarades ! Sortons tous les tromblons ! Marchons, marchons, et Sarkozy fera dans son caleçon, le p'tit ... ! » Désespérant, lassant, et bien entendu contre-productif. Car pendant qu'on tire à feu nourri sur l'ombre du Sarkozy fasciste qu'on croit voir partout, le véritable Sarkozy, chrétien-démocrate autoritaire, et son ministre de l'Identité Nationale, socialiste, peuvent manœuvrer sans craindre la mitraille, et se mettre en position d'atteindre leurs véritables cibles.

Ceux qui sont véritablement menacés dans leur identité par les propositions avancées à l'occasion de ce débat, ceux dont je voudrais faire entendre la voix dans la mesure du possible au travers de la cacophonie des personnes autorisées à élever la voix dans le débat médiatique, ce ne sont pas les sans-papiers, exclus, persécutés et abandonnés de tous (pas tant que cela, soit dit en passant, puisque quel que soit le débat les mêmes défenseurs rodés à la prise de parole publique font inlassablement entendre les mêmes voix). Ce sont au contraire, de manière plus nouvelle, des gens qu'on avait eu le bon goût de laisser en paix ces dernières années : les personnes désengagées, désaffiliées, qui ne fréquentent pas les lieux de culte, ne se reconnaissent dans aucun grand récit, ne sont pas syndiquées, ne jouent pas collectif, et ne suivent pas non plus les exploits d'une équipe de foot. Les « s'en-foutent », qui détournent le regard plutôt que d'entonner la Marseillaise quand Raymond Domenech, à moins que ce ne soit Brice Hortefeux, fait une de ses calamiteuses apparitions publiques, tellement ils sans foot des Bleus et des matchs à l'extérieur que ceux-ci jouent dans le neuf-trois.

Dans la France contemporaine c'est mal, c'est très très mal, j'en ai pleinement conscience, d'affirmer haut et fort qu'on fait partie des « s'en-foutent ». C'est peut-être même la transgression majeure. Tous les joueurs vous le diront, toutes équipes confondues : Besancenot, Raoult, Dray, Alliot-Marie, Mélanchon, Buffet, De Villiers, Lang, Boutin, Lefebvre, Royal, Douillet... Ces braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux, surtout si - circonstance aggravante - cette route de désertion du national passe par l'insoumission au social. Car tous défendent unanimement les gentilles valeurs chrétiennes du « vivre-ensemble », et leurs stratégies sont des stratégies d'inclusion, de conversion, qui visent à réunir tout le monde, sans exception, sans dissidence, autour des valeurs fédératrices de la Nation. (Et quand cet objectif sera atteint, laissent-ils tous espérer, chacun à sa manière, alors la Nation pourra enfin communier dans le plus grand bonheur qu'elle peut connaître : la fête, la black-blanc-beur parade, le 12 juillet 1998 tous les jours de l'année, Paris capitale mondiale de l'exception culturelle, et pourquoi pas première ville visitée par le Messie après son entrée dans Jérusalem !)

Ségolène Royal en a rêvé (cf. la présence du drapeau et des valeurs militaires dans ses discours de campagne), Nicolas Sarkozy le fait au moyen de ce « débat sur l'identité nationale » et des lois qui seront présentées au Parlement en conséquence directe de ce débat : l'État va pouvoir édifier des fourches caudines par lesquelles devront passer à terme autant les « nouveaux Français » que les « s'en-foutent », au nom des valeurs consensuelles donc incontestables dont on décrétera en février prochain qu'elles constituent l'identité nationale : langue française, cohésion sociale, vivre-ensemble... Il recherche le consensus qui, croit-il, lui permettra de nous faire revenir dans le troupeau, de créer de l'événementiel national à forte mixité sociale, et de s'assurer de notre présence partout où il y aura des foules et des drapeaux : dans les stades, sur les Champs-Élysées, devant les monuments aux morts, dans les halls des mairies, dans les centres sociaux, voire même devant France-Télévision au moment des grands événements sportifs fédérateurs, sur grand écran de préférence. C'est bien là l'objectif stratégique des propositions soumises à ce débat-ci. Doit-on être surpris, à ce point du raisonnement, de constater que ce qui tient lieu d'opposition politique dans ce pays ne s'oppose pas à la réalisation de cet objectif mais y collabore, car il est le sien aussi (cf. les ouvrages de Bernard Stiegler, Jean-Claude Guillebaud, Dominique Wolton, Paul Virilio et consorts) ? Eh oui ! c'est bien organisé, ce débat, en fait... Chacun sa partition et on chante bien en mesure. La gauche officielle, toutes tendances confondues, y joue le rôle qu'on attend d'elle, en hurlant au pétainisme et en désignant comme seuls points de discorde légitimes l'immigration et les expulsions de sans-papiers. Souriez, vous êtes gérés !