1 décembre 2009

Être et ne pas être français, en beaucoup de phrases (2)

2. Souriez, vous êtes géré.

Il faut être la gauche la plus gauche du monde, en retard de deux guerres, pour affirmer que ce qui se met en place au travers du débat sur l'identité nationale est un mécanisme d'exclusion des noirs et des Arabes destiné à plaire aux électeurs du FN et construit sur le modèle des lois de 1940. (Pour mémoire, ces lois avaient non seulement changé les conditions d'attribution de la nationalité française mais avaient aussi invalidé de très nombreuses naturalisations effectuées précédemment, en particulier celles qui avaient été accordées aux juifs d'Algérie par les décrets Crémieux de 1870.)

Car même s'il faut bien admettre que quelques néo-pétainistes grenouillent inévitablement dans l'administration préfectorale et dans les milieux proches du gouvernement, on ne voit apparaître dans les propositions soumises au débat aucune allusion à un changement radical, comme en 40, du droit régissant les conditions d'attribution de la nationalité française. Et donc, dans le contexte de ce débat-ci, il est drôle, mais aussi un peu désespérant, de constater que pour débattre ou pour refuser de débattre de l'identité nationale la gauche qui donne de la voix énonce ses clichés habituels sur un air qui lasse, à force de l'entendre : « Entendez-vous, dans nos banlieu-es, mugir ce féroce Besson ? Ils vient jusque dans nos maisons, expulser nos fils et nos compagnes. Aux armes, camarades ! Sortons tous les tromblons ! Marchons, marchons, et Sarkozy fera dans son caleçon, le p'tit ... ! » Désespérant, lassant, et bien entendu contre-productif. Car pendant qu'on tire à feu nourri sur l'ombre du Sarkozy fasciste qu'on croit voir partout, le véritable Sarkozy, chrétien-démocrate autoritaire, et son ministre de l'Identité Nationale, socialiste, peuvent manœuvrer sans craindre la mitraille, et se mettre en position d'atteindre leurs véritables cibles.

Ceux qui sont véritablement menacés dans leur identité par les propositions avancées à l'occasion de ce débat, ceux dont je voudrais faire entendre la voix dans la mesure du possible au travers de la cacophonie des personnes autorisées à élever la voix dans le débat médiatique, ce ne sont pas les sans-papiers, exclus, persécutés et abandonnés de tous (pas tant que cela, soit dit en passant, puisque quel que soit le débat les mêmes défenseurs rodés à la prise de parole publique font inlassablement entendre les mêmes voix). Ce sont au contraire, de manière plus nouvelle, des gens qu'on avait eu le bon goût de laisser en paix ces dernières années : les personnes désengagées, désaffiliées, qui ne fréquentent pas les lieux de culte, ne se reconnaissent dans aucun grand récit, ne sont pas syndiquées, ne jouent pas collectif, et ne suivent pas non plus les exploits d'une équipe de foot. Les « s'en-foutent », qui détournent le regard plutôt que d'entonner la Marseillaise quand Raymond Domenech, à moins que ce ne soit Brice Hortefeux, fait une de ses calamiteuses apparitions publiques, tellement ils sans foot des Bleus et des matchs à l'extérieur que ceux-ci jouent dans le neuf-trois.

Dans la France contemporaine c'est mal, c'est très très mal, j'en ai pleinement conscience, d'affirmer haut et fort qu'on fait partie des « s'en-foutent ». C'est peut-être même la transgression majeure. Tous les joueurs vous le diront, toutes équipes confondues : Besancenot, Raoult, Dray, Alliot-Marie, Mélanchon, Buffet, De Villiers, Lang, Boutin, Lefebvre, Royal, Douillet... Ces braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux, surtout si - circonstance aggravante - cette route de désertion du national passe par l'insoumission au social. Car tous défendent unanimement les gentilles valeurs chrétiennes du « vivre-ensemble », et leurs stratégies sont des stratégies d'inclusion, de conversion, qui visent à réunir tout le monde, sans exception, sans dissidence, autour des valeurs fédératrices de la Nation. (Et quand cet objectif sera atteint, laissent-ils tous espérer, chacun à sa manière, alors la Nation pourra enfin communier dans le plus grand bonheur qu'elle peut connaître : la fête, la black-blanc-beur parade, le 12 juillet 1998 tous les jours de l'année, Paris capitale mondiale de l'exception culturelle, et pourquoi pas première ville visitée par le Messie après son entrée dans Jérusalem !)

Ségolène Royal en a rêvé (cf. la présence du drapeau et des valeurs militaires dans ses discours de campagne), Nicolas Sarkozy le fait au moyen de ce « débat sur l'identité nationale » et des lois qui seront présentées au Parlement en conséquence directe de ce débat : l'État va pouvoir édifier des fourches caudines par lesquelles devront passer à terme autant les « nouveaux Français » que les « s'en-foutent », au nom des valeurs consensuelles donc incontestables dont on décrétera en février prochain qu'elles constituent l'identité nationale : langue française, cohésion sociale, vivre-ensemble... Il recherche le consensus qui, croit-il, lui permettra de nous faire revenir dans le troupeau, de créer de l'événementiel national à forte mixité sociale, et de s'assurer de notre présence partout où il y aura des foules et des drapeaux : dans les stades, sur les Champs-Élysées, devant les monuments aux morts, dans les halls des mairies, dans les centres sociaux, voire même devant France-Télévision au moment des grands événements sportifs fédérateurs, sur grand écran de préférence. C'est bien là l'objectif stratégique des propositions soumises à ce débat-ci. Doit-on être surpris, à ce point du raisonnement, de constater que ce qui tient lieu d'opposition politique dans ce pays ne s'oppose pas à la réalisation de cet objectif mais y collabore, car il est le sien aussi (cf. les ouvrages de Bernard Stiegler, Jean-Claude Guillebaud, Dominique Wolton, Paul Virilio et consorts) ? Eh oui ! c'est bien organisé, ce débat, en fait... Chacun sa partition et on chante bien en mesure. La gauche officielle, toutes tendances confondues, y joue le rôle qu'on attend d'elle, en hurlant au pétainisme et en désignant comme seuls points de discorde légitimes l'immigration et les expulsions de sans-papiers. Souriez, vous êtes gérés !

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